samedi 15 août 2009

DE NOTRE AMI MONSIEUR AMMI AMAR :UNE ESCALE À DELLYS


UNE  ESCALE À DELLYS
 Par monsieur  AMMI AMAR



A Charly et Gilbert


 En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours peur d’appuyer
sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi
et dont je connais le chant aveugle et grave.
Mais je puis dire, au moins, qu’elle est ma vraie patrie
et qu’en n’importe quel lieu du monde,
je reconnais ses fils et mes frères
à ce rire d’amitié qui me prend devant eux.

Albert Camus 
(Petit guide pour des villes sans passé, in L’été).





Ce jour là Dellys s’était montrée heureuse que le hasard lui ait réservé la fortune d’accueillir un fils aussi digne et un ami aussi estimable. Après avoir perçu Gilbert et Charly comme des dieux descendus de l’Olympe par erreur, la ville avait reçu ses hôtes avec la dominante immédiate dont ils entendaient ses bruits : celle principalement du muezzin de la mosquée qui appelait à la prière du vendredi, et qui était aussi à leur adresse une proclamation solennelle et publique de bienvenue en ce jour de dévotion béni de Dieu. Quant à Gilbert, il fut particulièrement accueilli avec la prégnance physique dont cette Ithaque maternelle possède aussi charnellement ses enfants et auxquels elle se donne toujours. Et ce fut continuellement pour nos deux amis durant leur séjour comme un gage d’amitié et d’amour qui leur était généreusement attribué, une attache faite à eux par ce morceau de géographie attirant : l’atmosphère ayant eu une lumière particulière, et le nom de la ville une résonnance singulière : Délice.  




Gilbert était revenu à Dellys non pas pour aborder la ville en pensées par plusieurs jeux d’approches. Ce n’était pas pour continuer à la cerner en de lointains parcours et de vieux souvenirs. C’était pour la retrouver par le seul hasard ayant donné une concordance exacte entre l’histoire même de la cité et le jeu mené depuis toujours entre elle et lui. Il allait revoir sa ville natale comme aucun voyageur d’un unique passage, bien conscient qu’il sera fatalement exposé à en saisir des choses contre leur exactitude concrète et leur réalité présente, guidé dans ses rues seulement par sa mémoire, emporté dans le sillage de son passé par les fortes émotions qu’il gardait d’elle.




Enfant de Dellys, Gilbert avait tant parcouru la ville autrefois. Il connaissait toutes ses ruelles, tous ses quartiers et chaque recoin de son port. Il savait retrouver le moindre rocher de sa côte et localiser tous les endroits de pêche où le sar, le loup et le mérou abondent. Il avait encore en tête les chemins et les sentiers de la forêt de Bouarbi, et il se rappelait aussi de tous les habitants de ses anciennes maisons. Mais Gilbert revenait ici après tant d’années non pour revoir son village qu’il savait transformé et ses anciens personnages dont beaucoup n’étaient plus, mais pour en cueillir une vision et des fantômes. Retrouver un double qui avait toujours partagé dans le secret de son être les faits précis de sa propre vie. Rattraper un autre soi-même à qui il allait faire voir ces paysages tant transcendés.



En cela Gilbert connaissait encore mieux Dellys par sa longue absence d’elle, ce manque difficile à combler. Et en ces jours de résurgence de visions et de souvenirs, il ne pouvait que prévoir un cortège sans ordre fait à la fois de réapparitions et d’oublis, d’effractions dans le passé et d’appropriations. Dans cet échange si espéré et attendu, c’était comme un itinéraire d’une vie qui allait se refaire, le ravivement de ce qui s’était trop effacé. C’était la saisie poignante d’images anciennes qui renaîtraient du regard nouveau qu’il allait poser sur la ville. Parce qu’en ces moments-là, ce qui n’était jusqu’alors qu’un lien mental oppressant avec cette ville allait redevenir sous ses yeux un lieu authentique et concret.



Dans un tel périple à caractère mémoriel, il est toujours des points fixes qui ne seront ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres. Mais les repères de Gilbert ne sauraient être perdus pour lui, même émoussés et confondus par le passage du temps, même gommées ou quelque peu dévastés par la nature. Les sites de la ville, ces endroits restés distincts en lui et ces lieux-dits disséminés ça et là aux quatre coins du pays, et jamais alignés aux points cardinaux, s’identifient encore partout avec leur même toponymie de consonance locale, persistants sous des ciels d’aquarelles, ouverts à tous les vents et tous les embruns, et qui demeurent à respirer de la même manière qu’il les avait connus. Ces jalons toujours présents dans sa mémoire, il allait les rejoindre les uns après les autres, s’arrêtant souvent longuement sur ces endroits sensibles d’autrefois qu’il savait d’instinct retrouver.   



Gilbert avait habité des territoires dispersés ici et là à travers le monde et dont les noms inspirent l’évasion et le rêve : l’Ile Maurice, l’Uruguay, la Nouvelle Calédonie… Il allait chaque fois de plus en plus loin, se retrouvant de plus en plus isolé, là-bas, vers les horizons de ces territoires « d’Autre Monde », ou plutôt « d’Autre Existence », qu’il avait rejoints comme par ordre de fuite, jamais comme échappée belle, car toujours excentré par rapport à sa trajectoire naturelle. Partant de sa propre histoire, il avait d’abord commencé à nous raconter ses chemins en créant une mythologie universelle pour rendre des images et des vibrations tirées de sa propre vie et venues de la planète entière, réalisant ainsi une circulation incessante entre le local et l’universel. Détachant du même coup Dellys du cercle fermé des pays du vieux monde pour la rattacher à un territoire du large éventail des pays lointains du nouveau monde.   



Sur ces parcours d’une signification intense, il avait découvert d’autres terres, connu d’autres peuples, rencontré d’autres visages, deviné d’autres aspirations. Mais là où il se retrouvait, il affrontait les mêmes visions et les mêmes rêves, saisi qu’il était par les mêmes attentes, gardant invariable le cap sur celui qui lui était le plus naturel et le plus intime. Parce que c’était toujours l’attrait des origines qui avait servi d’étoile à ce voyageur. Comme segmentée, sa vie de nomade du monde avait été menée en cercles dont le centre était toujours « ailleurs ». Il avait demeuré et demeure encore dans ces pays sans retrouver en eux la mystique propre à sa terre natale, ni à celle de sa communauté d’origine. De sorte que ce Kabyle exilé au long cours conserve un attachement quasi régionaliste à son pays et ses paysages, se sentant étranger partout où il se fixait sur les lointains rivages du monde. La dernière fois qu’il s’était senti vraiment chez lui doit remonter à ses années de jeunesse…



Enfant d’un Empire évanoui, il garde une authenticité née de l’héritage d’une communauté singulière et de son expérience du déracinement. Et tout en nourrissant la nostalgie d’un pays unique et d’une communauté typique, il s’affirme héritier de traditions multiples, citoyen d’un monde mouvant et toujours aussi coloré, toujours aussi polyglotte et mélangé. De sorte que ses pensées et ses paroles ont cette richesse propre au métissage et au brassage, s’affirmant à l’ouverture du regard vers l’autre et à l’échange, ce ferment d’humanisme… Aucune réserve, aucune indifférence. Avec lui les barrières sont vite battues en brèche. Son lexique renvoie à un parler familier du pays natal qu’il faisait ressurgir de l’absence et du manque, sans se soucier des préjugés anciens ou nouveaux. Abordant au contraire des anecdotes et des drôleries sur l’absurde de l’Histoire.  



Davantage inspiré par les expériences multiples d’une vie déjà longue, il noue sans cesse des liens susceptibles de mettre en œuvre de nouveaux rapports entre les hommes de bonne volonté, tout en bannissant les particularismes et les crispations identitaires. Il n’a jamais cessé de chercher l’autre et de trouver en lui plus qu’un semblable : un frère. Alors comment ne pas se découvrir une filiation avec cette personne ? Comment ne pas trouver une parenté et voir en lui un frère aîné ? Celui-là même que notre propre mère ne nous a pas donné.   
   


Gilbert revenait donc vers son pays, si tant est qu’il en est parti un jour… Et nous qui l’attendions sur le quai du port, nous avait-il vraiment quittés ?... Parce que le visiteur qu’il était demeurait encore un résidant de Dellys marqué de la lourde spécificité des anciens habitants auxquels il allait se mêler dans les rues de la ville. Il en avait retrouvé quelques-uns de ces doyens encore en vie, des pêcheurs, quelques anciens coéquipiers de l’équipe locale de foot, des anciens élèves ayant pris de l’âge, eux aussi. Les autres avaient disparu et c’étaient leurs enfants et leurs descendants qui l’avaient accueilli avec la même chaleur que lui auraient manifesté leurs parents. Il les avait retrouvés ces survivants, ceux restés exilés dans leur vieille ville, ou en exil dans leur propre cité, prisonniers volontaires de précieux souvenirs dont il en partageait beaucoup avec eux, ou qu’il partageait avec leurs parents, contre d’autres rêves qu’ils avaient nourris ensemble, et d’autres possibles qu’ils avaient vainement attendus. Contre d’autres horizons qui fuyaient et d’autres espérances qui se dérobaient, alors qu’ils tentaient de les rattraper ! Il les avait rejoints ces anciens, désormais captifs de vestiges d’une ville faite de ruines et cernée de murailles séquestrantes, ces détenus d’une localité devenue sans réelle frontière au cœur même d’une urbanité proliférante, ces otages d’une cité qui ne demande aucune rançon pour les affranchir et les libérer, car tels des butins elle ne tient ni à les céder ni à les troquer. De sorte qu’en cette ville de Dellys, si l’un de ses fils venait à connaître l’exil dans l’espace, ce sont tous ses autres enfants restés dans ses murs qui viendraient à se retrouver exilés dans le temps.     




Charly, l’ami « convoyeur », n’avait pas besoin de présenter de lettre de créance ou de crédibilité. Aussi séduisant que sa personne paraît l’intérêt de ce nomade des mers et des océans venu en compagnon de bonne fortune à la seule fin de visiter la ville et découvrir ses habitants, de raconter son voyage et témoigner des émotions. Ce qui se montrait devant ses yeux était pour lui de peu de connaissance. Charly ne connaissait pas ce pays et ces rivages. Tout lui était donc étranger et nouveau. Son enthousiasme demeurait cependant éveillé à la passion de voir et de découvrir. Et sa position de retrait des choses lui conférait une place de choix, étant dans un lieu installé sur les abords de son passé sans date dont il ignorait tout, et qu’il voyait ressurgir peu à peu sous son regard étonné. Un passé lourd d’histoires humaines qui s’y rattachent allait se dévoiler à lui en confidences sur ces lieux meurtris et dépossédés de leurs éclats d’antan.



Charly nous avait accompagnés dans nos parcours avec grande attention. Il marchait à nos côtés et avançait tout comme nous à travers les rues à rebrousse temps et contre-foule. Dans la situation dans laquelle il se trouvait, il ne pouvait échapper à la chaleur de l’accueil ni à l’emprise immédiate du tumulte des souvenirs qu’il était impossible à personne de juguler. Guetteur toujours en alerte des voix secrètes et les plus simples, du battement intime de chaque seconde de la ville, et du frémissement de l’âme de ses habitants, Charly était entré instantanément en osmose avec l’univers qui l’entourait. Il s’était aussitôt branché sur le faible voltage que ce monde équivoque diffusait, se mettant en harmonie avec lui en s’accordant avec ses pulsations. Si bien qu’il était devenu malgré lui écho de choses qui ne lui appartenaient pas, confident non seulement des propos qu’il entendait, mais aussi de ce qui ne se disait pas et qu’il saisissait parfaitement bien. Parce que Charly était déjà instruit des convulsions passées de ce pays et de l’histoire de chacune de ses communautés.



Charly : la force tranquille, avait-on dit de lui. Pour qui le connaissait, ses voyages à travers les mers et les océans avaient déjà dévoilés en lui les fondements de l’épopée, de l’aventure et de l’exploration. Sa passion du large alliée à celle de la découverte et du déchiffrement avaient fait de lui un pêcheur d’images et de récits héritier des marins découvreurs des temps anciens. Il allait prendre des images de son voyage sur cette Méditerranée inspiratrice et témoin hostile des errances d’Ulysse. Et avec son style d’écriture extrêmement visuel et fourmillant de couleurs et des textures du monde, il consignera des lignes sur cette escale dont on pressent qu’elles précèdent déjà un récit de grand vent de nostalgie qui les reprendra. De la même manière qu’il avait écrit des pages nées de ses périples précédents où s’y préfigurent des peuples et des cultures viatiques de mythes et de légendes. Où se retrouvent également des références à des récits fondateurs et précieux pour l’équilibre des vérités, ainsi qu’à des traditions séculaires et inconscientes qui nous guident et nous inspirent chaque jour à notre insu.  




Nous voilà à entamer la visite de la ville. La troupe constituée autour de nos amis avait démarré à partir d’un jalon identifié par Gilbert à la case « enfance », au quartier hautement sensible de la Marine. C’était d’abord la maison parentale qui n’existait plus, détruite par le séisme et réduite à un emplacement vide. Plus rien ne subsistait d’elle, pas même un pan de mur évocateur, pas de fenêtre, pas de porte ni aucune autre ouverture. Aucune aspérité sur laquelle accrocher un regard, rien sur quoi fixer une de ces images intime et délicate que les souvenirs se mettaient à resituer avec des contours plus ou moins diffus. Aucune force apparitionnelle n’animait ce vide qui laissait aller à une forme d’inventaire des lieux par l’absence et le manque. Aucune trace qui autoriserait le surgissement de quelques bribes des années de l’enfance. La maison d’à-côté, encore debout, rétablissait par contre la reconstruction mentale d’un espace familial connu, et auquel Gilbert s’était rattaché par des liens sacrés. Puis, collée à cette dernière, son ancienne demeure conjugale. Ces deux dernières habitations, maintenant inoccupées, donnaient à voir quant à elles des signes familiers : une façade sur la ruelle, une porte d’entrée, des fenêtres, avec l’une d’elle à l’étage qui gardait encore son balcon délimité par la même rambarde en fer ouvragé. Ces visions de repères toujours présents suggéraient à Gilbert un autre monde qui était celui de ses jeunes années. Elles provoquaient des images d’une fulgurance soudaine, ressuscitées du premier regard. Les souvenirs affluaient : voilà, c’est là… C’est ici que…



Puis nous avions attaqué d’un talon agissant le chemin en montée raide qui coupe une route toute en zigzag qui avance et revient sur elle-même. Les virages se dépliaient en sinuosités de fuite et de vraie désuétude. Mais ils rendaient l’image des méandres d’une vie encore lovée sous les frondaisons d’eucalyptus centenaires. Et en cet endroit précis, Gilbert avait porté machinalement son regard à terre en le laissant errer ici et là, comme à la recherche de quelque chose. Il continuait à aller et venir, les yeux toujours fixés au sol. Puis il s’arrêtât comme s’il venait de trouver des traces, ou des indices, sans doute ceux d’un ancien point sensible de son enfance… Quelque peu hésitant, et à la manière d’un coureur de fond sur la ligne de départ, il finit par mettre ses pas d’adulte sur les empreintes des petits pas laissées par l’enfant qu’il avait été… « C’est par là que je montais pour aller à l’école. Je m’arrivais à peine là, au genou… »  



La progression avait continué avec sa manière faite d’émotion et de curiosité et un entrain mené par Gilbert à la hussarde, doublé de son regard démultiplié, un regard scrutateur et attentif au moindre détail, saisissant dans la réalité tout ce qui pouvait soutenir sa propre avancée. Voici le marché où l’on s’était arrêté. Des fruits étaient gracieusement proposés à la dégustation : figues vertes et figues de barbarie, raisins blancs de bonne récolte… Cet environnement remuant et affairé était familier à Charly qui fit le tour des étalages… Deux trois pas plus haut c’était le cinéma Caïd, où à l’époque il suffisait d'un petit ticket pour être envoûtés par une séance d'onirisme merveilleux. La place de l’hôtel Beau Rivage fut traversée sous les feuillages denses des ficus séculaires qui dressaient toujours leurs grosses ramures tentaculaires par-dessus le carrefour. De leurs branches tombaient encore leurs fruits coniques qu’on transperçait d’une allumette pour en faire des petites toupies, ou des petites chaises, lors de nos jeux d’enfants… Au haut des escaliers qui surplombaient la place se trouvait le monument aux morts entouré de sa même clôture en fer forgé aux pointes fleurdelisées et ses quatre palmiers disposés à chaque coin. La petite stèle était à sa place, mais autre : avec la dédicace changée. Et, plus haut encore, l’ancien bureau de poste du village où il y eut arrêt obligatoire. Encore un autre endroit sensible de la jeunesse : la fenêtre de l’ancienne poste… Gilbert s’était agrippé à ses barreaux en prenant longuement la pose… L’église du village qui limitait la place n’existait plus, elle avait été abandonnée durant longtemps, faute de fidèles, puis détruite bien avant le séisme. Les plus superstitieux prétendent que la ville et ses habitants avaient été frappés de malédiction depuis la démolition de cet édifice religieux.... Des gens accouraient à la rencontre des visiteurs. Des personnes se présentaient à eux les uns après les autres en déclinant leurs noms que Gilbert identifiait spontanément. Ils venaient de partout. La chaleur de l’accueil et des retrouvailles augmentait au fur et à mesure de notre progression et celle du soleil sur le point d’atteindre son zénith. La manière d’être de Gilbert était tout en agitation. Il semblait avoir perdu sa position de maîtrise des choses pour être entraîné dans un tourbillon qui fascinait, qui donnait le vertige et qui nous emportait tous en même temps avec lui. Christ sans Croix, talonné de près par un Saint Charles en pasteur subjugué, Gilbert remontait à contre courant les grands chemins de son exil…



Pendant que nous progressions dans la ville escortés de gens qui formaient des groupes autour de nous, nous avions l’impression que nous étions également accompagnés par un cortège de véritables fantômes qui remontait la rue en nous suivant. C’était une ronde faite d’images de parents, d’amis, d’hommes et de femmes que Gilbert avait connus, de figures de ces personnes qui avaient quitté la ville jadis, ou celles disparues et dont la tombe se trouve encore au cimetière du village. Images de la marchande de journaux, du quincaillier, de la boulangère, du curé, du maire du village, du docteur, du forgeron, de l’imam, du coiffeur, du bourrelier et du dépositaire en vin… Images de pêcheurs de retour au port, de soldats en permission, de Quat’zarts en bordée dans les bistrots du village… Images de fête au village, de bal sur la place publique un jour de 14 juillet, de jolies filles étendues au soleil sur le quai du Sport Nautique, de soirées du mois de ramadhan… Portraits du tambour de ville rougeaud poursuivi joyeusement par une ribambelle de yaouleds criards, ou de ces vieux assidus à leurs parties de pétanque au boulodrome… Images du corbillard qui remontait la grande rue… Images plus anciennes encore, comme celles de cartes postales d’époque aux couleurs lustrées par la patine du temps… Les instants semblaient s’écouler cadencés au dialogue avec ces esprits et ces apparitions. De sorte que cette avancée à rebrousse temps se mit à fonctionner comme une chambre d’échos où chaque pas s’enracinait dans une mémoire à plusieurs ramifications. Une mémoire où les lignes de force étaient celles d’une famille, d’une lignée et d’une généalogie. Et les lignes de fuite celles d’une histoire saisie à travers le prisme d’une ville où se côtoyaient en harmonie des communautés différentes, et celles enfin d’une époque révolue mais encore bruissante de ses fastes d’antan.




C’était le regard tant attendu. C’était l’œil du fils qui revenait au pays après tant d’années d’absence et qui voyait défiler devant lui des paysages familiers de son village. Les visions que se reconstruisait Gilbert durant son exil à l’aide d’images issues de sa mémoire devenaient réalité. Combien de fois avait t-il eu à visiter sa galerie intime faite de ces vues et de ces portraits ? N’était t-il pas resté durant toutes ces longues années un habitué au dialogue à distance avec les absents, ses compagnons invisibles ? Solitaire, il était contemplatif de ce film qu’il se faisait passer en boucle, se résolvant à parcourir le monde tout en évoquant les mêmes souvenirs de Dellys et de ses gens, en regardant les mêmes apparitions et admirant les mêmes panoramas de la ville. Il se satisfaisait de ces paysages mentaux cloués aux murs de son musée intérieur, faute de mieux. Gilbert les revoyait souvent ces images, trop souvent même, installé dans son confort avec la ration copieuse. Mais son âme devait souffrir : elle supportait moins bien le jeûne. Elle endurait moins bien la séparation et le manque.  



Gilbert assemblait maintenant à Dellys des visions de la ville pour s’en nourrir et reconstruire sa vie de jadis. A chaque pas qu’il faisait se dessinaient un peu partout en filigrane d’autres maisons, d’autres magasins et d’autres édifices à la place de ceux abîmés ou détruits. A chaque pas en avant se déroulaient d’autres scènes dans d’autres ambiances, se dressaient d’autres silhouettes dans les rues, se percevaient d’autres variations de la cité qui se déployaient devant lui à l’infini. Il se refaisait ainsi sa chambre intérieure, ce sanctuaire intime qu’il dépoussiérait, qu’il débarrassait de l’écume de l’oubli, restituant chaque élément à sa place, parce que tout devait y rester intact et en l’état. Eclairant les lieux de sa mémoire obscurcie par tant d’années de séparation de ces illuminations qui ne s’éteindront jamais.



Lorsqu’il se remettait à parler, les paroles de Gilbert et ses discours recomposaient sa mémoire à la manière d’un vieux manuscrit tombé en lambeaux. Palimpseste où il régénérait des souvenirs du passé sur les stigmates d’une terre qui avait connu tant de drames. Il racontait en donnant à voir des instants retrouvés d’une époque révolue qu’une légère patine tamise. Il donnait à entendre des histoires multiples et proliférantes qui se reproduisaient sous les yeux et que développait leur récit dans le récit, comme des légendes qui se racontent en se refaisant. Mais lorsque Gilbert racontait une vieille histoire connue, c’était toujours une autre histoire, c’était toujours une nouvelle histoire. Même dite et redite, c’était toujours une nouvelle histoire qui naissait et qui vivait des gens et des petits riens qui l’avaient fait naître. C’était toujours une histoire neuve qui se vivait et qui survivra encore tant qu’elle trouvera à se nourrir de nos mémoires et de celles des générations futures.  




Des images défilaient dans les rues, des visions ne cessaient d’insister. Des sensations surgissaient. Et même quand il arrivait à Gilbert de se taire et ne plus rien dire, les souvenirs s’entêtaient à se rappeler à nous le long des parcours. Parce que les rues de Dellys en avaient gardé une mémoire qu’elles nous restituaient. Parce que les murs et les façades des maisons et des boutiques étaient restés dépositaires de ces souvenirs et, tout comme lui, témoins d’anecdotes, confidents de joies et de détresses anciennes qu’elles nous répercutaient. Flashs back des souvenirs qui renaissaient au gré des associations d’idées ou de visions. Fulgurances des retours au hasard de juxtapositions d’images et de rapprochements. C’était l’âme de Gilbert qui s’exprimait, c’était le cœur qui se vidait, c’était sa force d’évocation qui gagnait sur le déracinement et le manque.





Les scènes que Gilbert n’arrêtait pas de nous raconter et qui nous fascinaient étaient celles où celui qui les entendait devenait spectateur, participait d’abord de loin à une action ou un événement puis, comme par envoûtement, se retrouvait subitement acteur sans l’avoir voulu, sans avoir pu s’en défendre non plus. Sur ce théâtre de pierres et de gravats, Gilbert nous emmenait à travers les chemins buissonniers de sa mémoire en décrivant par cœur les choses et les situations de son époque. Par cœur, non selon l’expression de l’écolier ayant appris parfaitement sa leçon, ni celle de l’acteur qui psalmodie son texte, mais pour les avoir vécues ces choses, et les avoir ressenties par un cœur qui n’avait jamais cessé de respirer de conserve avec sa ville. On aurait dit qu’il épurait ses souvenirs, qu’il les décomposait pour mieux les reconstruire et les restituer sur de nouvelles assises géographiques et historiques, aussi bien locales que régionales. Il disait l’histoire de Dellys et de ses environs en la rapportant en greffier scrupuleux de la mémoire, où il rassemblait des lieux, des dates et des noms, des anecdotes : ici…, là…, là-bas…, à l’époque…, untel… Une fois… Si bien que son propos se faisait à la fois archive, chronique, annuaire et cadastre.




Dans ses mises en scène, Gilbert n’incarnait pas des rôles multiples devant nous. Il retraçait seulement les contours d’une vie qui se réfractait dans un jeu de miroirs qui renvoyait toujours la même image de lui. Il émettait les reflets insistants de son existence qui se racontait au rythme de ses soupirs enfin lâchés. Il disait des choses simples avec son regard embué qui butait sur des rues et des murs chargés de signes, qui rencontrait des personnages familiers, et qui allait à la rencontre d’autres visions, et d’autres rapprochements encore.




C’était l’odyssée d’une vie racontée par un jongleur de mots. Gilbert parlait sans économie de détail, sans retenue de geste ou d’expression. La houle de ses phrases et de ses évocations se déployait avec une amplitude grandiose, générant un tangage à travers le temps à nous donner le tournis. Sa tonalité d’affection qui émouvait et bouleversait faisait rejaillir des vagues du passé qui nous aspergeaient d’embruns de tendresse et de nostalgie. Il allait dans son voyage intérieur jusqu’au bout de la nuit de son passé, le déroulant à la manière de quelqu’un qui voulait rattraper un peu de temps perdu, ou échanger un peu de destin, écartelé qu’il était entre des temporalités presque incompatibles. Pris à la fois entre le temps présent quasi irréel, l’histoire de son propre parcours et celle des siens. Et l’Histoire longue durée… Et dans sa geste « d’exhumation », il ne faisait que rappeler le lien entre présent et passé, sans en perturber l’équilibre, rendre le mouvement qui allait de maintenant à hier, et d’ici à là-bas. De sorte que ses paroles étaient comme une chaîne de transmission entre les présents et les absents, entre nous et ceux qui avaient quittés Dellys, entre les vivants et les morts, tous sortis d'une mémoire inventoriée, tous convoqués et rappelés. Tous ressuscités.




Et en même temps qu’il retraçait l’histoire de La Grande Famille des Dellyssiens, Gilbert confiait aux jeunes générations l’héritage le plus précieux : celui de la mémoire, avec autant de révélations et d’aveux qu’il lui fallait livrer, et celui de la fraternité, aussi difficile à transmettre qu’à taire ou dénier.  





Dans un tel climat d’aisance, Gilbert abandonnait souvent son ton didactique pour se laisser aller à des récits qu’il transformait en racontars foisonnant de petites anecdotes où il mêlait des potins d’époque et quelques bavardages drôles. Frémissant à tous les vents de l’esprit et de l’humour, ses histoires séduisaient et surprenaient à la fois où il recréait des personnages sous des traits amusants, et souvent même loufoques. Il rendait ces gens si attachants dans leur originalité et leur cocasserie qu’on aurait dit des comparses tirés tout droit des comédies de Pagnol. De sorte que ces figurants ne nous quittaient plus, car nous en faisions nos compagnons de route. C’était alors des épisodes parodiques d’une partie de pêche, d’une chasse au harpon ou au fusil, d’un match de foot perdu au score mais raconté à la manière d’une équipée homérique, d’une escapade enivrée entre copains… Car cet éternel adolescent, blagueur par vocation et bavard par métier, avait aussi le goût de la conversation. Ses paroles « d’autochtone » accompagnées de sa volubilité gestuelle féconde et inventive avaient des inflexions qui trahissaient sa provenance et son origine. Ce méditerranéen élevé au soleil dans ce pays de cocagne avait porté en lui son passé et ces histoires jusque dans ces contrées étrangères et lointaines. Et lorsqu’il lui arrivait de les raconter à leurs habitants, tous trébuchaient sur son parler aux accents étranges.



Ainsi se poursuivait l’avancée dans la rue principale de Dellys. Les gens confluaient de partout à la rencontre des hôtes du village. Le cortège grossissait de personnes qui ne nous accompagnaient dans notre marche vers le cimetière. Des groupes se formaient et débordaient les étroits trottoirs de la ville pour envahir la chaussée. La circulation des voitures était ralentie par ce goulet humain, attirant la curiosité des conducteurs. La caméra de Charly n’arrêtait pas de fixer ces images intenses. On aurait même dit qu’elle avait l’aptitude de capter le non-dit, le fugace, l’évanescent et le fugitif… Lui aussi, bénéficiaire de cet accueil, il avait eu droit à des embrassades, il avait serré des mains, discuté un peu avec les uns et les autres… Cependant, au-delà de la chaleur des retrouvailles, un embarras se lisait sur le visage de certains villageois, comme une certaine gêne. C’était comme s’ils voulaient s’excuser de recevoir des amis dans une ville réduite à un tel état de délabrement. Comme s’ils s’excusaient de n’avoir pas su ou pas pu la protéger du drame. Alors, comme pour la disculper et se justifier eux mêmes, ils se mettaient à raconter à leur tour, chacun exposant sa version et son vécu de l’événement tragique qui avait frappé Dellys : le tremblement de terre, le mouvement qui basculait, qui bousculait et qui avait emporté tout. Comme une explosion, avec beaucoup de bruits d’effondrement. Jamais à Dellys il n’y eut de mémoire d’homme de circonstance avec autant d’épisodes de malheur survenus aussi soudainement par le fait de la nature. Jamais drame humain n’avait jeté autant d’effroi sur le village. De sorte que l’étendue du désastre ne semblait pas à la mesure des hommes. La catastrophe avait emporté des gens et laissait ses traces indélébiles dans le paysage. Une atmosphère de cauchemar restait encore insérée entre les maisons écroulées et dans ces espaces devenus soudainement vides, dépeuplés, comme déshumanisés, où ne finissait pas de se concrétiser sourdement l’amère poésie des gravats et des rebuts.      




Les gens montraient du doigt les façades crevassées, les murs éventrés, ces maisons délabrées devenues vacantes par la cause d’une obstination fatale de la nature, inconciliable et ennemie jusqu’à la dernière ruine. Il fallait regarder ces murs éventrés qui semblaient refuser la pioche, ces affreuses blessures infligées aux habitations. Les maisons étaient là, chancelantes, mais néanmoins présentes sur cette ligne de faille où s’explique l’événement irruptif, jamais prévisible. Chacun essayait de décrire par la parole cette interminable secousse qui, précipitamment, avait mis tout le monde dans la rue. Les péripéties de cette tragédie étaient si courtes et si soudaines qu’il était impossible de tenter de sauver quoi que ce soit, sinon sa propre vie.  




Toute la ville et ses environs avaient été fortement secoués. Mais c’était les quartiers de la vieille ville qui avaient eu à souffrir le plus de ce désastre. Les gravats étaient là encore sur place que les habitants désignaient et qui montraient le résultat de choses qui avaient surpris leur vie dans ce qu’elle avait de plus fragile, de plus éphémère, de plus ténu. En ce jour néfaste, ils avaient pressenti l’anéantissement de l’âme de leur cité, de sa réalité de pierre. Les versions qu’ils donnaient de cette hécatombe ressemblaient toutes à celles d’un assassinat de théâtre auquel ils auraient assistés en spectateurs hébétés. C’était aussi la violente atteinte du lien affectif qui les unissait à leur ville qui aura rendu plus insoutenables les images qu’ils avaient sous les yeux et qu’ils dévoilaient aux hôtes. Leurs témoignages étaient tels qu’une vive volonté les rendait soudainement pris de désirs immédiats d’effacer l’irréparable et restituer le village aux visiteurs dans son état premier.




Malgré une vague et tragique ressemblance avec les vestiges d’un antique Pompéi, que les ombres du crépuscule prêtaient ça et là à plusieurs ruines, les rêves tant ressassés et les souvenirs continuaient à ressurgir des décombres. Ils apparaissaient au milieu des terrains vagues et les emplacements vides laissés par les maisons démolies. Ces maisons avaient fait leur temps et avaient connu une fatalité désastreuse. Mais leur symbolique persistait. Leurs images conservaient leur pleine force évocatrice qui dépassait leur niveau d’horreur. Et plus étrange encore était les dispersions des destins et les sentiments abandonnés jadis dans cette ville qui se retrouvaient et s’entrecroisaient devant nous sur les gravats.  




Le désarroi de ces habitants n’était pas solitaire. Très affectés et compatissants, Gilbert et Charly le partageaient avec eux. Ils ressentaient la même peine que ces victimes. Ils avaient cette souffrance humaine qui refuse les frontières et qui s’étend à tous les sinistrés de la terre, à ces gens de tous les pays que les catastrophes jettent à la rue sans préavis, à ces hommes et ces femmes de toute condition obligés à survivre sous des tentes, dans des abris de fortune et des refuges de misère. La compassion de nos amis allait à toutes ces familles endeuillées demeurées sur les lieux du drame. Ces lieux mêmes où elles avaient vécus leur vie dans sa banalité au milieu de leur fourbi familier. Ces lieux où elles avaient été réduites à fouiller dans les décombres inertes d’une vie pour retrouver leurs espérances ruinées.  




Ce vieux village antique comme pétrifié et abandonné par la marche du temps semblait maintenant en attente d’un souffle d’une profonde respiration vitale. Comme s’il voulait renaître de ses humbles espérances, de son histoire héritière du mélange des peuples et du brassage des communautés, de son mythe régional de porte ouverte sur la mer et à l’autre, et de la légende de son passé clos qui continue d’anoblir et d’enchanter d’un masque de rêves tous ses dignes enfants.     





La troupe ne cessait de grossir en progressant dans la rue et dont la rumeur et la cacophonie perturbait quelque peu le calme villageois qui prévalait. Nous voici à la place de la mairie dont l’édifice n’a pas changé. Revenaient alors les cérémonies, les solennités sur l’esplanade et tous les fastes lointains. Le bout de la place se termine en belvédère d’où le regard invité à s’y pencher tombe sans appui sur le petit port encombré d’embarcations de toutes les sortes. Le contraste était insolite entre ces barques et ces chalutiers grossiers et ventrus, ces lamparos aux couleurs vives et bigarrées et la silhouette immaculée de Pamplemousse sur lequel flambait le soleil. Immobile à quelques brasses du Sport Nautique, le voilier offrait la ligne gracile d’une espèce peu commune en ces lieux. Comme indifférent à son environnement, il se maintenait dans une posture de réserve aux côtés de ces rafiots difformes puant le mazout, le poisson pourri et la sueur, qui l’avaient déjà éclaboussé d’écailles et de squames de sardines avariées, le prenant avec leur suffisance pour une Rossinante des mers venue s’égarer dans ces eaux lors d’une de ses aventures picaresques… Plus coutumier des illustres ports de plaisance et de leur marina propre et ordonnée, « Pam Pam » qui en avait vu d’autres gardait sa superbe et semblait ondoyer comme dans une coupe de miel. Saurien de métal apparemment endormi à fleur d’eau, il était au contraire en éveil surveillant ses abords avec sa mâture, ses cordages, ses éoliennes et ses panneaux solaires qu’il déployait tels des radars… Après la place de la mairie, il y eut arrêt au café maure où un vieux Raïs de mer était attablé. Gilbert avait immédiatement reconnu ce visage parcheminé par tant de soleils. Dans les veines de ce genre d’homme circule l’eau de mer, et c’est l’embrun qui sourd de son front lorsqu’il est en sueur. Les sourires s’étaient faits larges pendant que les yeux s’humidifiaient. Gilbert se mit à évoquer des choses qu’il avait en partage avec ce retraité de la grande bleue : les parties de pêche faites ensemble à Tigzirt, à Port Gueydon aux environs des hauts fonds de « M’lata ». Des anecdotes amusantes firent surface, telles les conditions dans lesquels la pastéra du pêcheur fut nommée « Sens Contraire… » Tout un programme ! « Ne pars pas sans moi !... », avait fini par lui dire le vieil homme, l’esprit troublé… Les émotions étaient telles que Gilbert ne pouvait plus s’y attarder davantage…



Tout au long de notre marche, la projection dans la réalité des images mentales gardées des lieux se juxtaposaient parfaitement bien avec le décor. Tout semblait pareil, tout correspondait. Même l’atmosphère des temps d’autrefois paraissait perceptible, leur ambiance aussi. Gilbert n’arrêtait toujours pas de faire bruisser Dellys de rumeurs du passé, de réminiscences douces, de sensations subtiles. Il procédait à la fois par touches et par intonations, de sorte que les visions et les impressions qu’il restituait relevaient de la partition et de la fresque. Cet homme avait un talent infini à les faire revenir, comme s’il lui était donné d’accéder naturellement à des secrets intimes qu’il était seul à détenir. On aurait dit aussi qu’il usait du vieil artifice nostalgique des mémoires retrouvées dans les vieux cartons des greniers… De sorte que, dans cette remontée dans le temps, nous étions tous ensemble comme à la poursuite d’anciens fantômes dans une interminable filature. Et dans cette suite ininterrompue et toujours ponctuée de souvenirs, des silhouettes, des lieux, des anecdotes continuaient de se détacher de partout diffusément, émanant de cette sorte de brouillard qui nous enveloppait et dans lequel nous tentions de retrouver des instants de vie, des moments de gaieté, nos fausses certitudes aussi … 




Quelque chose nous appelait dès lors à reprendre le cours d’événements comme laissés sans dénouement. Des choses retrouvaient ainsi leur histoire et se restituaient à nous. Nous vivions ce qui se présentait à nos yeux comme pour la première fois mais qui, tout en étant nouveau, portait en lui la trace de ce qui se situait dans le passé. Dellys gardait en elle tous les signes de cette résurgence. Et ces signes étaient gravés sur ses quais de son port, sur ses rues, dans ses maisons, sur les façades des magasins, sur ses remparts, sur ses rivages et partout sur son site. C’était comme une sorte d’inscription sans langage qui s’exprimait, qui suggérait. Comme dans un livre ouvert à tous les vents, nous pouvions lire avec tendresse et affection des pictogrammes qui évoquaient son histoire, qui disaient sa chronique, narraient ses anecdotes, racontaient sa fortune et celle de ses habitants. Ces rues, ces magasins, ces maisons dans cette presque même atmosphère, dans cette ambiance autant animée, dans ces lieux et ces paysages qui interdisaient de les méconnaître, c’était comme si nous retrouvions des marques préservées où nous rejoignions des endroits familiers et des sentiments rattachés à nos jeunes années.  




Une perspective longue se présentait à nous qui se profilait depuis le lointain tracée en ligne directe comme des profondeurs. Une attirance nouvelle nous mobilisait pour nous projeter loin en arrière. Tout se mettait à nous revenir comme après un long cheminement inconscient pour s’imposer à nous et créer d’autres attraits. D’autres attentes aussi. Nous retrouvions les strates d’une histoire qui nous était collective et consubstantielle. C’était dans ces parcours le long des ruelles de la ville, dans ces rencontres émouvantes avec des gens chaleureux, ce bain de foule exceptionnel et affectueux, dans ces rapprochements inattendus et si attachants que s’exprimait notre mémoire commune, que se raffermissait le lien humain qui nous rassemble. Et c’était dans cette terre farouche et indomptée que demeurait enracinée l’origine qui unit. C’était la reconduite de chacun de nous sur les traces de sa propre histoire et celle des autres. Et c’était comme une promesse d’éveil, une promesse de recommencement, en accord, en harmonie. En plénitude…




Mais, parfois, l’au-delà des propos et des évidences qu’énonçait Gilbert et qu’il nous semblait percevoir, était en fait une situation peu accessible. Les tentatives d’explication étaient bien accueillies mais souvent vouées à l’incompréhension. Excepté quelques évocations et rappels connus de tous, c’était une suite sans paroles d’un dialogue intérieur, une discussion privée que Gilbert réglait avec lui-même. Car le sentiment de séparation et d’absence ouvrait sur un domaine intime réservé à sa propre personne. Refaire ainsi une partie de l’histoire de sa vie dans ces conditions, c’était restituer une réalité dont la nature échappe aux mots, et donc à l’entendement des interlocuteurs. C’était se refaire son monde en même temps que refaire le monde. Mais on ne peut pas refaire le monde en se libérant de la réalité de l’histoire. On garde de la fidélité d’un réel consommé quelques nuances seulement, des nostalgies et des regrets encore. Il nous reste entre les mains tout un lot pesant de discontinuités et de manques. Des questionnements aussi, des pourquoi surtout… De sorte que lorsque que l’on tente de retrouver ce monde révolu, on se borne seulement à le voir différent.  





Il serait impossible de relever ici tous les souvenirs de tréfonds jaillis des rappels et des révélations lors de cette escapade mémorielle avec nos deux amis. Mais ceux qui revenaient parmi les plus marquants étaient des événements particuliers qui dispensaient en même temps un apprentissage de base qui avait constitué en nous tous une panoplie d’armes nous ayant servi plus tard pour affronter une existence toute en défis. Gilbert en garde certainement des moissons heureuses dans ses armoires.




Mêlé à la foule et imprégné du chant des choses et des lieux qui nous entouraient, Gilbert nous faisait écouter aussi le chant des hommes, même celui qui n’avait pas toujours eu un accent joyeux. Car il y avait des chants de la pauvreté, de la souffrance, de l’exclusion et de la mort. Comme partout ailleurs, la vie à Dellys en ces temps là était dure pour beaucoup. La misère comme les tragédies frappaient des personnes de toute communauté quelle qu’elles étaient. De ces malheurs en ressortait des personnalités admirables qui restaient debout dans le dénuement et l’adversité. Il les avait connus et côtoyés ces malheureux et ces démunis. Il connaissait les sagas de leurs familles et toutes leurs histoires personnelles. Ce genre d’histoires qui finissent et recommencent, comme finissent et recommencent les guerres, les naissances, les amours et les existences... Et qui rappellent sans cesse ce que Malraux nommait la condition humaine. C’était ces personnes qu’il nous citait souvent, et surtout de ces leçons de courage et d’humilité que tous, à l’époque, ils avaient donné autour d’eux : ces pauvres gens du petit peuple de pêcheurs, d’artisans de khammès ou de journaliers, dont les enfants de certains venaient en classe à l’école les pieds nus, même en hiver. D’ailleurs ce jour là, l’un d’eux, devenu lui-même enseignant, était arrivé de loin pour participer à ce jubilé donné en l’honneur de son instituteur et lui témoigner sa reconnaissance, un modeste paquet à la main. Gilbert, son ancien maître, avait accepté le présent mais eut du mal à le défaire de son papier d’emballage, ses mains sans doute par trop d’émotion saisies. C’était un petit étui artisanal en cuir de maroquinier ne pouvant contenir qu’un paquet de cigarettes et que les Touaregs suspendent autour du cou. Un petit rien en soi cet objet, mais il renfermait l’immense gratitude de l’élève : « C’est fait pour les voyageurs du grand désert du Sahara. J’ai choisi de vous l’offrir parce que vous avez traversé un grand désert pour venir nous voir…. » Toute une symbolique !



Nous voilà arrivés au bout de la grande rue nous dirigeant vers les nécropoles de Dellys situées à la sortie de la ville. Nous étions à l’extrémité d’un village où le muezzin appelait à la prière, quand étaient apparues soudain des tombes chrétiennes à la fin d’une ruelle sans issue. Ces constructions tombales recréaient autour d’elles des morceaux de Roussillon, de Provence ou de Bretagne… On pouvait se demander par quelle magie ces blocs d’occident avaient-ils été transportés ici en terre d’Islam ? On restait confondus du caractère symbolique de ces vestiges, de cette greffe restée vigoureuse malgré les années. Et qui semblait vouloir garder encore une certaine grandeur dans sa vétusté et son abandon. Cependant, malgré cette impression étrange, il y avait quelque chose qui indiquait qu’on était « ailleurs » : le voisinage des tombes musulmanes d’un autre aspect, l’intensité de la lumière, la légèreté de l’air que l’on respirait, les pins parasols, et l’exubérance des palmiers qui déployaient leurs palmes avec une majesté qu’on n’imaginerait même pas dans un ciel provençal…




Le cimetière chrétien avait été conçu pour le repos des morts et non pour le regard. Il n’y a point de régularité dans sa topographie. Les allées et les chemins qui serpentent, les carrés aux contours imprécis, l’ordre général du cimetière, rien n’avait été déterminé par avance. A l’exception des escaliers et du mur d’enceinte, le terrain ne présente aucune ligne rectiligne, aucun angle droit ni perpendiculaire naturelle. Il est à l’image de la ville où tout est pente, talus, monticule et vallonnement. Ici, pareillement, tout est montée et descente. Des dalles et des matériaux de construction déposés à l’entrée du cimetière indiquaient que des travaux de restauration étaient en cours. Car cette partie de la ville où se trouvent ces nécropoles avait eu également à souffrir cruellement du séisme. Des sépultures avaient été ébranlées et détruites, des stèles au chevet des tombes avaient été détachées de leur socle par les secousses et projetées à terre, des tombes musulmanes avaient dévalés la falaise suite à un glissement de terrain consécutif aux secousses.




Dès qu’on entre dans ce genre d’enclos, on accède directement au sens premier des images d’une réalité lointaine. On se retrouve dans un vieux continent plein de traces humaines que l’on ressent en présence des tombes de ces individus, quelque soit leur origine, leur appartenance ou leur croyance. Car en ces lieux particuliers, la symbolique ne puise pas uniquement dans la religion et la mort. Elle puise aussi dans l’histoire et dans les mémoires individuelles et collectives. Elle évoque les choses les plus simples et les plus quotidiennes, mais également les plus troubles et les plus dramatiques du passé. Les traces de cette présence humaine dressent la carte des fatalités qu’on ne cesse d’interroger chaque fois qu’il nous est donné de passer à proximité, nous mettant en prise directe avec le réel et les turbulences vécues par le pays. Les générations de toutes les communautés nous interpelaient, d’un côté comme de l’autre. Elles nous ramenaient vers un jadis encore hanté par la présence de ces morts dont on compte des parents, des amis, des gens que nous avions connus, et vers leurs souvenirs qui se rappelaient à nous aussitôt. Ou vers ces inconnus et ces anonymes que jamais plus personne n’évoque.    




Gilbert était tombé au cimetière, anecdote d’une grande symbolique. Il s’étala de tout son long sur le sol après avoir glissé sur une pierre au pied même de la tombe de son père. On aurait dit que c’était pour une étreinte charnelle avec sa terre maternelle. L’acte de recueillement qu’il devait faire avait pris valeur d’acte de rédemption d’un réprouvé, sans doute qu’il avait encore des fautes à se faire pardonner... Allongé à terre, il était dans une posture quasi rituelle pour renouveler et affermir une alliance. Quelques gouttes de sang avaient jailli d’une écorchure sans conséquence qu’il s’était fait à l’avant bras. Ce sang de provenance et de transmission s’était répandu sur ce sol comme pour un retour à ses sources natales. Il était comme sacrificiel qui dévoilait au grand jour le récit des origines, et qui présageait d’autres sangs et d’autres sèves à venir… 
    
Les hommes du LIVRE étaient là, les tombes chrétiennes côtoyant celles musulmanes et juives, le Croissant voisinant la Croix. Les communautés semblaient s’interpeller de part et d’autre du petit muret qui les sépare. Les morts de toutes les origines et de toute croyance sont ensevelis dans cette même terre et sous le même soleil, à la fois séparés et mélangés dans le même syncrétisme. Leur destinée avait été celle de mortels qui firent l’histoire de ce pays en la modelant dans les soubresauts des affrontements, dans l’opposition et la division, jamais dans la fraternité.




Maintenant qu’ils se retrouvent face à face à reposer en paix, sont-ils pour autant apaisés par l’image que leur renvoie l’Histoire d’eux-mêmes ? Leur dualité n’est pas pour glorifier les uns et décrier les autres. Parce qu’ici avaient été enterrés les arrogances, les prétentions et les orgueils démesurés. Dans ces lieux se fait le deuil des faux idéaux et des utopies funestes. L’étroitesse des tombes était là également qui prouvait à quel point leurs âmes pouvaient se rétrécir. « Le soleil avait beau briller, il ne promettait plus rien », avait dit de son temps Camus, l’autre enfant du pays. Mais aujourd’hui ? N’y a-t-il pas ici une manière de rêve entre d’autres possibles ? N’y a-t-il pas un rêve qui se donnerait à une nouvelle aube de communautés apaisées et de peuples pacifiés dans leur vision du même monde. Une aube qui rassemblerait des peuples et des croyances composites et dispersés, et dont la dispersion et la différence n’a historiquement jusqu’ici généré que le Mal. Ces personnes dans ces cimetières avaient été broyées par le pilon de l’Histoire sans distinction. Chacun, à la fois bourreau et victime, avait été emporté par le même fatum, laissant les vivants comme des frères ennemis en guerre avec leur mémoire.
  


Tout au long de ces jours, les choses avaient pesé du poids qu’elles avaient dans le passé. Toutes les choses avaient pesé du poids de la légèreté qu’elles renfermaient en elles-mêmes autrefois. Elles avaient pesé du poids de notre innocence et notre insouciance, du poids de la tendresse et de l’affection des parents, de l’amitié des copains, de la présence rassurante de tous ces gens connus et qui ne sont plus, de l’enchantement des endroits familiers retrouvés. Tout en ces instants était également prise de mesure du sens des choses. Tout était prise de mesure de leur valeur aussi. Mesure d’une certaine manière d’être, et une manière d’être dans cette ville de Dellys et pas dans une autre. Mesure de nos courts bonheurs finalement, sans aucun doute, lorsque ceux-ci ne tenaient qu’à ces petits riens qui les avaient générés ici dans ce coin de terre, et où ils demeurent toujours. Mais de ces années de ce paradis perdu, de cet âge d’or marqué par l’empreinte de ce qui ne reviendra plus, il nous restait beaucoup de vide. Et peut-on combler un vide ? Peut-on retrouver les lieux, leurs odeurs, les gens, les sentiments et toutes les impressions d’une époque révolue ?




Pourtant, et comme par résistance, le temps qui s’était écoulé nous apparaissait à Dellys révolu qu’en apparence seulement. Il n’avait pas pu modifier totalement ce que nous avions connu de cette ville, ni le tremblement de terre la transformer. Dellys avec ses rues, ses remparts, son Vieux Port, les rochers de ses rivages, ses quais avec ses bateaux de retour de pêche au petit matin, le Sport Nautique et ses collines surplombées par la forêt de Bouarbi n’était pas autre. Ces paysages de Cythère qui se montraient avec tous leurs stigmates étaient bien ceux de nos souvenirs. Les gens semblaient être demeurés identiques eux aussi, même si beaucoup manquaient à ce rendez-vous.




Il fallait ces circonstances où les rêves agressent et où les images assaillent. Il fallait ces vues intérieures qui provoquent. Il fallait l’insistance de l’appel des longs chemins parcourus pour rendre favorables ces renaissances et ces résurrections. Il fallait aussi l’alliance indispensable d’un désir puissant d’être gardé secret et d’une nostalgie sans doute faible de trop s’avouer. Alors si la vie ne permet qu’un nombre assez limité de rencontres, est-il possible de rencontrer les mêmes personnes dans ce qui est devenu une autre vie ? Est-il vraiment possible d’avoir les mêmes sensations, de garder les mêmes attaches pour les mêmes lieux quand tout semble avoir disparu ? Cette escale dans l’espace et dans le temps, c’était comme si par essence une vie devait se poursuivre tout en se renouvelant. C’était comme si une existence devait se poursuivre tout en se repliant pour revenir sur elle-même et reproduire  les mêmes hasards dans les mêmes retours.




Lors de cette rencontre à Dellys comme lieu de destinée, et dans nos parcours dans les rues de la ville comme chemins de traverse, nous étions partis avec nos amis Gilbert et Charly à la recherche d’un temps perdu pour qu’il nous paie encore de tendresse et d’affection et nous restitue une vérité. Non pas la vérité totale ou la vérité absolue, mais une petite parcelle rendue à travers l’histoire de ce petit village et de ses habitants dans laquelle s’éprouve ce qu’est témoigner de soi, des autres, et de la marche du temps. 




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